Hier soir, le Grand et moi sommes allés à la Comédie Française voir La double inconstance de Marivaux, dans une mise en scène d'Anne Kessler. Des places que j'avais achetées il y a longtemps, parce que j'en avais entendu dire beaucoup de bien. Et puis le Grand n'avait encore jamais mis les pieds dans ce théâtre emblématique, et j'avais vraiment envie de le lui faire découvrir.
Bien sûr, quand j'avais pris des places avant l'été, je n'avais pas prévu que ce serait le jour où les transports seraient ralentis pour cause de COP21, et encore moins que la France serait en état d'urgence à cause des attentats. Le Grand m'a d'ailleurs demandé à moitié sérieusement si ce n'était pas dangereux d'aller dans une salle de spectacle, et quand nous nous sommes assis, la première chose qu'il a fait, bien avant d'admirer la fresque au plafond où les loges sur le côté de la scène, c'est de vérifier où étaient les issues de secours. On est jamais trop prudent.
J'avais profité du trajet en métro pour lui expliquer le titre, lui présenter les personnages principaux, et surtout pour lui faire réviser quelques points de vocabulaire ("J'en suis fort aise", "Je suis votre serviteur", "Quand vous le diriez cent fois", "Je n'entends rien à tout cela", etc.). Bien entendu, j'en ai oublié, et au milieu de la pièce, il s'est penché vers moi pour me demander à voix basse :
— Mais pourquoi il appelle toujours sa copine "Mamie" ? Elle n'est pas vieille !
Dans l'ensemble, il s'est cependant très bien conduit. Avant le début de la pièce, à un moment donné, alors qu'il faisait vaguement l'andouille, je lui ai lancé :
— Mon Grand, comporte-toi comme un adulte. D'ailleurs, regarde autour de toi, et dis-moi combien il y a d'ados dans cette salle.
Il s'est retourné avec curiosité, et puis je l'ai vu écarquiller les yeux au fur et à mesure qu'il parcourait des yeux le parterre et les balcons. Autant dire que j'étais moi-même largement en-dessous de la moyenne d'âge, et qu'il n'y avait pas plus d'ados débraillés que de vieilles dames endimanchées dans une salle de cinéma qui projette Le Labyrinthe.
[Parenthèse sociologico-psychologico-snobino-réflexive : A ce moment-là, je me rappelle avoir pensé que je lui faisais un cadeau à la fois très précieux et vaguement empoisonné. J'ai eu moi-même mon premier abonnement à la Comédie Française à mon entrée en sixième, et j'en ai eu pendant des années. Je pense que j'étais la seule de ma classe, peut-être la seule de tout mon collège dans ce cas. Et on ne m'emmenait pas seulement à la Comédie Française, mais aussi à l'Odéon, aux Amandiers de Nanterre, à Chaillot (pas tout ça chaque année, je vous rassure !)... Résultat, aujourd'hui, j'adore le théâtre, et y aller est pour moi une fête, bien plus que n'importe quelle autre sortie. Néanmoins, comment nier qu'il y a une (petite) part de snobisme culturel là-dedans ? Je veux dire, certes, mes gamins se trimballent la moitié du temps en guenilles achetées par lots sur eBay, mais nous, nous allons au théââââtre. Il me semble que ça vous pose un peu là, bien plus que les vacances au Club Med de Tahiti ou les cabans de chez Bonpoint. Ça ne se voit pas, on ne s'en vante pas, mais au fond de soi, on sait qu'on fait partie d'une élite, non pas économique mais culturelle. Comme ces bobos qui, dans la chanson de Renaud, sont abonnés à Télérama et "aiment les restos japonais et le cinéma coréen", mais en encore plus pointu. Ce qui n'empêche pas, parallèlement, d'aller voir James Bond, d'offrir des figurines Pokemons à ses enfants, de regarder le bêtisier de Canal + ou de faire alterner Dorothée et Monteverdi dans le lecteur CD. (A ce sujet, lire l'excellent La culture des individus du sociologue Bernard Lahire, qui démontrent que les dissonances culturelles individuelles ne sont pas une exception, mais la norme).]
Bref, La double inconstance. Très bien. Un jeu d'acteur léger et juste, un décor agréable à l'oeil mais pas trop invasif, une mise en scène à la fois teintée d'originalité mais qui ne verse pas dans le n'importe quoi (ça s'est déjà vu, même à la Comédie Française : j'ai souvenir d'un Amphitryon, il y a une douzaine d'année, qui dépassait allègrement les frontières du ridicule), quelques traits d'humour visuels discrets mais un grand respect du texte de Marivaux et de son propre humour... Une très bonne soirée au théâtre, donc. Et le plaisir de voir que le Grand peut s'amuser même loin de sa DS ou de ses Picsou Magazines ou de ses vidéos de Cyprien. Fauchés ou pas fauchés, nous y retournerons, c'est juré, dussions-nous manger des patates pendant un mois !
Comme quoi tout est une question de priorités. Tant que les sous suffisent pour satisfaire le haut de la liste, vive les patates! Cela me fait penser que ça fait des lustres que je n'y suis pas allée, au théâtre. Un abonnement avec des mises en scène systématiquement absurdes, tristes à mourir et compliquant la compréhension de l’œuvre (faut l' faire!) m'en avait dégoûtée. Ça me donne envie de retenter le coup...
RépondreSupprimerJe n'ai pas vu de pièce depuis 10 ans!
RépondreSupprimerJ'ai vu la Traviata il y a 15 jours (pas mon opéra préféré mais on m'avait donné les places, trop cool), et j'ai été bluffée d'apercevoir dans le public une petite de 4 ou 5 ans, qui n'a pas bronché durant les trois heures de vocalises en italien, certes c'était de la musique "facile", de la valse presque tout le temps, mais quand même!
Dans mes observations socio-psycho, je remarque que le public à l'opéra ou au ballet est plus jeune que je ne l'aurais pensé (c'est quoi ces ados qui viennent entendre du Britten???), que personne ne s'est apprêté ; et surtout je trouve le public très "blanc". Des centaines de personnes "blanches" ...et moi.
Ah, j'avoue qu'à la Comédie Française, il n'y avait pas beaucoup plus de Noirs (ou d'Asiatiques, etc.) que d'ados.
SupprimerMoi c'est à l'Opéra que je ne suis quasiment jamais allée. C'est vraiment trop cher pour moi. Ou alors il faut prendre les places mises en vente le jour même, mais pour ça, il faut j'attende de ne plus avoir de problèmes de baby-sitting.
Moi l'opéra, j'y arrive pô... J'ose à peine le dire, surtout que j'ai plusieurs musiciens professionnels dans ma très proche famille, mais ça me fatigue d'essayer de comprendre ce qu'ils racontent, alors je décroche, et du coup ça me barbe, je les regarde d'un œil bienveillant en attendant que ça se termine, mais je n'arrive pas à rentrer dans le truc, enfin dans l'émotion, je veux dire. Exception peut-être pour Wagner, car là on ne peut vraiment pas s'endormir !
RépondreSupprimerC'est le capital culturel dont parlent les Pinçon-charlot. De leurs études sociologiques des ultra riches, ils dressent quelques composantes : il n'y a pas que le capital financier, même si évidemment, c'est le premier qui vient à l'esprit. Il y a aussi le capital culturel, le capital familial (connaître sa famille, ses origines, et maintenir des liens serrés), le capital social (les relations et savoir se comporter en société) et le capital symbolique (attributs qui te placent de fait dans l'imaginaire collectif comme faisant partie de telle ou telle classe. Par exemple, avoir un appartement, certes, mais à Neuilly)
RépondreSupprimerBref, tu ne peux pas transmettre le capital économique, mais le capital culturel, si. C'est un atout. Et c'est déjà ça.
Mais toutes ces différentes sortes de capital ne vont pas forcément ensemble. Que ce soit à mon propre sujet ou au sujet de ma famille au sens large, on peut nous coller plusieurs étiquettes, dont la plus récente est "bobo" et la plus évidente est "intello" (métiers du livre, métiers artistiques, enseignement...), mais certainement pas "ultra-riches" ni "grands bourgeois". D'ailleurs, aucun des aspects que tu évoques ne s'applique à nous.
SupprimerEt bien moi, Madame, la première pièce que j'ai vu c'était l'Avare, au TNP à Chaillot, et c'est Jean Vilar en personne qui avait le rôle titre (ça je l'ai su en feuilletant un petit classique Larousse et en reconnaissant l'acteur qui serrait sa cassette contre lui). J'avais 5 ou 6 ans et mes parents ont eu beau détester la mise en scène, l'absence de décor et le jeu des acteurs, j'ai aimé le théâtre dès cette première expérience. La première pièce que ma fille a vue, pour l'anniversaire de ses cinq ans, c'était "Les peines de coeur d'une chatte anglaise" (mise en scène d'Alfredo Arias) et elle a adoré. Ensuite, nous avons habité Lyon et, tous les deux ans, il y avait les Rencontres Internationales du Théâtre pour la Jeunesse et c'était pour moi un déchirement de ne pas pouvoir emmener mes enfants tout voir et un émerveillement de les voir tout comprendre à un opéra rock en russe non sous-titré ou à une version théâtrale de Carmen jouée par des Hollandais en français, chaque personnage étant joué par deux acteurs différents adoptant un point de vue différent (8 et 6 ans : "ça va Maman, on a compris, il y a deux José, deux Carmen, on n'est pas idiots"). Et pour finir, nous avons été récemment avec notre petite-fille de 5 ans, voir Le loup de Marcel Aymé au Studio Théâtre et le fait que le narrateur soit successivement le Père, la Mère, Delphine, Marinette et le Loup ne l'a pas du tout gênée. Et évidemment, elle a adoré (et nous alors) !
RépondreSupprimerWahou, L'avare avant dix ans, je n'aurais pas osé ! Quel bonheur que ce soit un bon souvenir !
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