mercredi 9 décembre 2015

Pronopagnosie

Et donc, l'autre jour, je vous ai raconté que je m'étais inventé une maladie, l'aphysionomapathie, l'incapacité de se souvenir du nom et surtout du visage des gens (sauf proches). On en a plaisanté – mais oui, maman, je te reconnaîtrai la prochaine fois que tu sonneras à ma porte –, mais en réalité je vous jure que ce n'est pas toujours drôle. Surtout l'oubli des visages, qui est beaucoup moins aisément pardonné que celui des noms : les gens croiront plus volontiers que vous ne les avez pas oubliés si vous les reconnaissez, même si vous ne savez plus comment ils s'appellent, que si vous avez besoin de leur demander "euh, on se connaît ?". On vous soupçonne d'être hautain, de ne pas vous intéresser aux autres. Je vous raconte deux anecdotes de plus ?

Un jour, quand j'avais environ vingt ans, j'ai rencontré dans une ville de province une fille qui m'a sauté au cou. Nous avons longuement bavardé, nous avons même déjeuné ensemble. Mais je ne la reconnaissais pas du tout. De désespoir, j'ai fini par lancer, un peu maladroitement :
— C'est drôle de se rencontrer ici, ça fait si longtemps qu'on ne s'est pas vues !
— C'est vrai !
— Oui, ça fait au moins... Oh la la, je ne sais plus combien de temps...
— Ben, depuis la terminale, j'imagine.
Au moins, j'ai compris que c'était une ancienne élève de mon lycée. Mais je n'ai jamais su qui. Si elle m'avait dit son nom, peut-être que ça m'aurait évoqué quelque chose, ou alors j'aurais pu interroger d'autres anciens élèves. Encore mieux : si elle m'avait dit "Tu sais, j'étais avec toi en seconde, j'étais assise au troisième rang sous la fenêtre, un jour le prof d'histoire m'a donné une dissert de quatre pages à faire sur le thème de l'amour courtois au Moyen-Age parce que j'avais lancé une plaisanterie grivoise en cours", je m'en serais souvenu, j'en suis certaine.

Quand une éditrice pour qui je bossais a quitté sa boîte pour une autre, et que son assistante l'a remplacée, j'ai pris rendez-vous avec cette dernière pour continuer notre collaboration. Hélas, quand je suis arrivée, on m'a demandé de l'attendre dans un hall très passant. J'avais été présentée à cette jeune femme, je connaissais son nom, nous nous tutoyions par email depuis longtemps. Mais j'étais incapable de dire si elle était blonde ou brune. Je savais que je ne la reconnaîtrais pas dans le flot de gens qui allaient et venaient. Elle allait donc certainement penser que je n'avais jamais fait attention à elle parce qu'elle n'était "que" l'assistante (alors que ça m'arrive aussi avec les directeurs). J'ai alors eu une idée de génie : je me suis tournée vers le plan de sécurité de l'immeuble, et je l'ai fixé intensément comme si j'étais une grande angoissée qui avait besoin de connaître par cœur l'emplacement de toutes les sorties de secours avant de monter à l'étage. Quand elle est arrivée, j'ai donc eu une très bonne excuse pour ne pas la voir avant qu'elle vienne me taper sur l'épaule.
Aujourd'hui, je la reconnais même hors contexte... mais je serais incapable de reconnaître son assistante.

Bref, on en rigole, mais franchement, c'est assez handicapant, même pour quelqu'un qui n'a pas une vie sociale très intense.
Je me souviens qu'au mariage d'une de mes amies, je n'ai pas retrouvé le marié parmi les hommes qui entouraient la mariée. C'était son copain depuis des années, et il avait dîné au moins deux fois chez moi.
Je me souviens avoir un jour décidé de prendre des notes sur l'apparence des gens en sortant d'un rendez-vous ("petite et brune, cheveux courts", "lunettes rondes", "très maigre"), sauf que j'avais vu quatre personnes à ce rendez-vous, et qu'en sortant j'avais déjà oublié les caractéristiques physiques de chacune d'entre elles.
Je me souviens qu'un ami avait plaisanté un jour sur le fait que si je me faisais attaquer, il n'aimerait pas être le flic chargé de faire le portrait-robot de mon agresseur d'après ma description.
Je me souviens avoir fait une recherche sur google pour trouver la photo d'un auteur que j'avais déjà accompagné l'année précédente avant d'aller l'accueillir à la gare.
Je me souviens avoir été plusieurs fois très agacée quand quelqu'un, sur le point de me présenter à quelqu'un d'autre, me lançait "Mais vous vous connaissez peut-être déjà ?", et avoir eu envie de lui répondre "Eh bien, présentez-nous d'abord, et je vous dirai ça ensuite".
Je me souviens avoir été complètement perdue en regardant certains films, parce que je n'arrivais pas à reconnaître les personnages dès que les acteurs changeaient de tenue.

Bref, je pense que vous avez compris l'idée.
Alors pourquoi est-ce que j'en remets une couche aujourd'hui ?
Parce que grâce à un commentaire suite à mon article de l'autre jour, j'ai découvert que cette pathologie que j'avais inventé existait vraiment. Elle ne s'appelle pas réellement aphysionomapathie, en revanche, mais prosopagnosie (c'est dommage, je vais avoir plus du mal à le retenir). Il y a même une fiche wikipedia, regardez. Et des articles dans des journaux très sérieux.
Alors, je ne sais pas si je suis réellement prosopagnosique, et si je le suis, c'est de manière modérée, car contrairement aux cas les plus graves décrits ici ou là, je reconnais mes proches. Mais je me suis vraiment retrouvée dans certaines des situations évoquées. Par exemple, dès que quelqu'un cache ses cheveux, dès qu'il ou elle met un chapeau ou un bonnet de bain, ça me complique énormément les choses (une raison de plus d'être contre le voile) (désolée). Sérieusement, je ne jurerais pas que je reconnaîtrais immédiatement une amie si je la croisais dans une piscine loin de chez elle (une raison de plus de ne jamais aller à la piscine) (OK, j'arrête).

Tout ça pour dire que si un jour quelqu'un que vous avez déjà vu dix fois ne vous reconnaît pas d'emblée, ne vous vexez pas. Ce n'est pas forcément de l'indifférence, ni de la mauvaise volonté, ni du mépris. Peut-être que cette personne se souvient beaucoup mieux que vous de ce que vous avez mangé la dernière fois que vous avez déjeuné ensemble, et des sujets que vous avez abordés pendant le repas. Donnez-lui, donnez-nous une chance...

(PS : Et encore merci mille fois à la personne qui m'a mis le lien dans les commentaires, je commençais vraiment à me dire qu'il me manquait une case. Ce qui est le cas, d'ailleurs, mais c'est très rassurant de savoir laquelle, et de savoir que je ne suis pas la seule !)

7 commentaires:

  1. C'est également un "symptôme" (au sens manifestation plus ou mois mesurable ) de l'autisme. Une attention qui se focalise différemment de la moyenne des gens : la très grande majorité des humains va automatiquement fixer prioritairement tout ce qui est ou mime plus ou moins un visage.
    Forcément si ce n'est pas le cas ... mon fils de 10 ans a pas mal de soucis en la matière ( après 2 ans de cours hebdomadaire de trombone avec le même prof, ressortir un soir étonné qu'il ait les cheveux blancs ...), comme sa mère avant lui (même si pour moi c'est plutôt que j'associais des ressemblances que je trouvais physique liées à des commentaires/personnalités), mais surtout comme son papa :p
    ça m'a fait du bien de lire vos anecdotes en la matière ^^

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  2. J'ai le même type de problème. Il m'arrive souvent de croiser dans la rue des personnes, je sais que je les connais mais ne sait pas qui elles sont. J'essaye alors de les "rhabiller" et des les installer dans un décor : derrière un comptoir, avec une blouse, en tenue de gym... Il arrive, rarement, que cela marche (l'épicière chez laquelle j'allais tous les jours et que j'avais croisée en manteau et que j'ai reconnue quand je lui ai "mis" une blouse).
    Je mémorise difficilement les traits d'un visage. Je voyais régulièrement une femme dans mon cours de gym et je me suis demandée pendant des mois si c'était la même que celle que je rencontrais épisodiquement dans une association de parents d'élèves. A chaque nouvelle rencontre, je me promettais de bien regarder son visage mais c'était peine perdue. En fait, ce n'est que lorsque nous avons discuté ensemble et abordé des sujets un peu plus intimes que j'ai pu la reconnaître (c'était bien la même). En revanche, j'ai une mémoire très vive de l'histoire des gens, je sais que telle collègue a deux soeurs et je peux lui raconter comment se passaient les Noëls chez elle quand elle était petite car elle me l'a raconté... il y a dix ans.
    J'ai essayé de comprendre comment je fonctionnais, je sais que je m'intéresse vraiment aux gens et à leur histoire et je me suis demandé si justement je n'avais pas une vision trop romanesque des gens (j'ai dû lire trop de livres) ; et y a-t-il un rapport avec le fait que je suis très nulle en dessin (je suis incapable de reproduire ce que je vois) ?
    Cela a quelquefois (malheureusement rarement) un avantage. Notre directrice éditoriale avait reçu un futur stagiaire qui ensuite avait fait le tour de tous les bureaux pour rencontrer les éditeurs et éditrices de ce service. Tous ensuite ont exprimé la gêne qu'ils avaient ressentie lors de leur entretien parce que ce stagiaire avait un très fort strabisme et qu'ils ne savaient pas où poser leur regard sur son visage. Tous sauf moi, je ne suis pas aveugle, j'avais bien vu son strabisme mais cela ne me dérangeait pas le moins du monde.

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  3. En effet, moi aussi j'ai une mémoire très vive de l'histoire des gens et des conversations que nous avons eues. Et moi aussi je suis nulle en dessin, je n'avais pas pensé qu'il y avait peut-être un rapport.

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  4. Il y a certainement un rapport! Le don de l'observation va de pair avec celui du dessin, cela me semble évident. L'habitude ridicule du selfie à tout va vous serait sans doute très utile: dès que vous rencontrez quelqu'un, faites un selfie avec lui, dites que vous faites une collection, ou que vous l'adorez, peu importe, ou dites simplement la vérité, que vous êtes atteinte de... comment, déjà? et créez-vous vous trombinoscope perso, histoire de pouvoir vous rafraîchir la mémoire si besoin est.

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  5. J'allais justement te dire que cette pathologie existait, qu'il y avait une zone du cerveau qui servait à ça et que, chez certaines personnes, elle n'était pas super bien connectée... Je ne reconnais jamais personne et ce depuis toujours, ce n'est donc pas Alzheimer ! Or, j'ai un métier public, tu imagines le problème ! J'a compris que je reconnaissais les gens à leurs caractéristiques physiques alors je les formule "la grande rousse", "le gros un peu dégarni" mais ça n'aide pas pour les gens passe-partout ! Et je suis nulle en dessin en ayant compris que c'était parce que je ne mémorisais pas les formes. Mais je fais de belles photos !

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  6. J'ai souri en lisant ton nouvel article sur le sujet, franchement dans certaines situations ça doit être hyper gênant, je comprends que ça te pèse...
    Je suis assez physionomiste, mais parfois j'ai du mal à identifier les gens sortis de leur contexte habituel. Comme le dit GM, j'essaie de les imaginer dans le cadre où je les vois en temps normal pour retrouver de qui il s'agit. Mais parfois je n'y arrive pas et ça me poursuit... "D'où est-ce que je la / le connais, bon sang ?"
    Avec les acteurs, ça me le fait aussi, je connais par cœur un visage mais je suis infoutue de retrouver dans quel(s) film(s) je l'ai vu (IMDB est mon ami).
    Je me souviens gamine d'avoir vu mon père parler pendant des plombes avec des gens qu'il croisait dans la rue, et quand on partait, je lui demandais : "C'était qui ?" À quoi il répondait : "Aucune idée."
    Hihihihi

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  7. Vous être trop drôle vous! J'ai des crampes.
    Et non, vous n'êtes pas seule dans la non reconnaissance faciale.
    Une fois, dans ma station de métro je me suis précipitée vers un homme pour lui claquer 2 bises tout en lui demandant comment il allait, pouquoi je ne le voyais plus à nos réunions (qui ne sont pas je le précise les "AA"). Le fait est, que nous ne nous connaissions pas mais alors pas du tout. La honte!

    Amnesia.

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