vendredi 10 juillet 2015

Un passé simple problématique

Je viens de commencer une nouvelle traduction, pour un très bon éditeur.

Bonne nouvelle : je sors un peu des gentilles gamines qui ont de la magie qui fourmille plein les doigts, ou des terribles guerrières qui se battent avec une épée légendaire à dos de dragon, ou des écureuils parlants qui ont bâti une ville secrète dans les caves de Londres.

Mauvaise nouvelle : c'est un bouquin très contemporain, bourré de langage parlé, de jeux de mots, de références culturelles, de marques. Des heures de recherche sur google à prévoir, et de neurones à presser pour trouver des équivalents qui évoquent quelque chose pour les lecteurs français. On n'évoquera pas le fait que je serai quasiment sans connexion internet pendant tout l'été.

Problème : ce roman est écrit au passé simple (prétérit). Ce qui n'est pas gênant, en théorie. En tous cas, quand le roman est à la troisième personne du singulier, cela ne pose aucun problème. "Fantômette bondit par la fenêtre, alla rejoindre Oeil-de-Lynx, et ils montèrent aussitôt dans sa vieille voiture pétaradante", c'est parfaitement lisible, tout le monde le sait. Enfin, presque tout le monde (certains éditeur ont l'air de l'ignorer).

Quand le héros du livre est le narrateur, et que le roman est donc à la première personne, c'est légèrement plus gênant. "Je le fixai dans les yeux, puis je m'approchai sans le quitter du regard, et nous nous embrassâmes éperdument", c'est assez recherché. Si la narration reste assez classique, ça passe. Si le langage est plus familier, ça ne passe plus. "Après avoir chouravé des clopes, j'allai trouver ma meuf, nous nous affalâmes sur le lit et nous baisâmes comme des malades"... bof, quoi.

Mais là, dans mon bouquin, une bonne partie des chapitres est à la deuxième personne.
"Tu était toujours heureux de revoir ton ami. Quand il arriva, tu le serras dans les bras, fou de joie. Tu lui proposas d'aller manger, et il accepta. Vous descendîtes l'escalier, vous vous installâtes devant la table de la cuisine, et vous vous empiffrâtes de pizza froide."

Le passé composé est hors de question. Trop lourd s'il est utilisé du début à la fin du roman (sans parler des problèmes de concordance de temps, pour les flashbacks qui racontent des actions antérieures), et trop maladroit si c'est ponctuel. "Quand tu le vis, tu bondis de joie, il te rendit ton sourire, puis vous êtes allés à la cuisine bouffer des petits gâteaux", je suis désolée, mais je refuse d'écrire une phrase pareille. Ça me fait presque le même effet que ces textes à la première personne où l'auteur / le traducteur n'a pas osé utiliser "nous allâmes", et où il s'en sort par la pirouette suivante : "Je lui criai de venir, et elle accourut ; quand elle fut près de moi, je lui pris la main, on ramassa nos sacs à dos et on fila". Aaarrgh !!!!!!!!

Et donc ?
Et donc, après de longues discussions avec l'éditrice, je l'ai convaincue qu'il fallait rester fidèle non pas à la lettre du roman, mais à son esprit. L'auteur a utilisé en VO un temps de narration tout à fait neutre, ni recherché, ni comique, ni bourré de ruptures de style. Il faut donc faire pareil.

Conclusion ?
400 pages de roman à mettre au présent.
C'est parti.

8 commentaires:

  1. C'est ce que j'allais suggérer avant d'arriver à la fin de ton billet.
    C'est vrai que, parfois, le choix du temps est à s'arracher les cheveux, alors qu'en anglais c'est beaucoup plus simple...
    Plein de courage pour cette nouvelle traduction !

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  2. Ahah, même réaction que Leze! Mais faut dire que tu nous manipulas pour que nous arrivâmes à la même conclusion.

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    1. "Pour que nous arrivassions", voyons.
      Enfin, l'important, c'est que vous y arrivâtes !

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  3. Avec le passé composé, on peut zapper des auxiliaires et des pronoms au besoin : vous avez descendu l'escalier, vous êtes installés à la table de la cuisine et vous êtes empiffrés de pizza froide.

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    1. Même ainsi, sur 400 pages, ce serait lourd, non ? Ce serait toujours mieux que passer brutalement du passé simple au passé composé, je te l'accorde. Mais je préfère le réserver aux quelques passages qui racontent des actions antérieures à l'action.

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    2. Je suppose que tu as testé sur un ou deux paragraphes de ton texte, donc tu es la meilleure juge. Mais j'ai récemment lu des traductions de bouquins anglais pour ados au passé composé, et j'ai trouvé ça très naturel. Cela dit, avec la deuxième personne et une vo de qualité, le présent passe peut-être mieux qu'avec la première et un texte moyen-bof. (Je déteste traduire des romans je+présent, alors je me verrais mal me l'imposer volontairement.)

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  4. J'apprécie vraiment beaucoup vos articles sur la traduction, je trouve toujours très intéressant de prendre (un peu) conscience de l'envers du décor (et je trouve que la profession de traducteur est vraiment peu valorisée, les gens ont l'air de penser qu'il s'agit juste de parler une autre langue et hop, l'affaire serait dans le sac!).

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