jeudi 5 mai 2016

Peur sur la ville

Ce matin, promenade avec les trois petits : le Grand était chez un copain. Au retour, on passe par le marché, et j'achète quelques légumes et du fromage. Et puis on s'achemine vers la maison. J'ai un gros sac dans une main, et je tiens le Filou de l'autre. Je suis obligée de laisser les Things marcher sans les tenir. De toute façon, le trottoir est trop étroit pour qu'on marche à quatre de front, ou même à trois.
Et comme tous les jours, tous les jours – parce que tous les jours, pour aller à l'école, il y a forcément un enfant à qui je ne peux pas donner la main, et un trottoir trop étroit –, j'ai peur.

Et pourtant, croyez-moi, je ne suis pas une mère angoissée. Je laisse mes gamins grimper n'importe où, chahuter n'importe comment, courir, sauter, et tomber, très souvent. Parce que dans l'immense majorité des cas, ils risquent de se faire un bleu, ou une écorchure, ou tout au plus de se casser la jambe. Rien de bien grave.
Mais là, sur ce trottoir de moins d'un mètre de large, ce gamin de six ans qui sautille, ou qui s'amuse à grimper sur un poteau, il me terrorise. Je crie, je n'arrête pas de lui crier de se tenir tranquille, de marcher doucement, de ne pas bousculer sa sœur. Parce que je sais que s'il trébuche, il risque de tomber sur la chaussée. Et sur la chaussée, il y a des voitures.
Là, si mon gamin tombe de son poteau, il ne se casse pas la jambe.
S'il tombe, il meurt.

Ce matin, je me suis demandé : comment en est-on arrivé là ? Comment a-t-on pu laisser la ville devenir un lieu aussi dangereux ? L'être humain a mis des siècles, des millénaires à se construire un environnement sécurisé, à se débarrasser des bêtes féroces, à trouver des parades contre le feu, la glace, l'eau... et a ensuite laissé les voitures envahir cet environnement. Et la rue est devenu un endroit hostile aux enfants. Combien de fois ai-je grondé un enfant qui s'éloignait ?
Je me rappelle même une fois avoir donné un jour une fessée au Filou, parti en courant. Il avait traversé une rue. Il avait moins de trois ans, et il avait profité d'une minute d'inattention de ma part ; je devrais remettre des clefs dans mon sac, ou quelque chose du genre. Une voiture arrivait, lentement ; elle s'est arrêtée. J'ai récupéré mon fils et je lui ai donné une fessée monumentale, pour marquer le coup, pour qu'il s'en souvienne. Mais avec le sentiment d'une injustice terrible. C'est normal pour un enfant de suivre un papillon, de courir après un ballon, de se précipiter vers un ami aperçu sur le trottoir d'en face. Ce n'est pas normal qu'il ne puisse pas le faire. Ce n'est pas normal ! Tout le monde est habitué, personne ne se pose plus la question ou presque, mais ce n'est pas normal !

Je rêve d'un monde où les enfants auront de nouveau le droit d'aller à l'école seuls, dès le CP, parce qu'ils ne risqueront pas de se faire renverser s'ils traversent la rue sans faire attention. Un monde où ils pourront se retrouver dehors pour jouer au ballon ou à chat, au lieu d'être enfermés chacun dans leur appartement ou leur jardin privé, ou au mieux dans un square sordide. Un monde où les gamins pourront apprendre à faire du vélo autrement qu'en tournant en rond sur la dalle d'une résidence ou dans les allées d'un parc. Un monde où la ville sera conçue pour ceux qui y vivent, pour tous ceux qui y vivent, pas pour ceux qui y passent. Un monde, donc, où toutes les villes seront piétonnes, autorisées seulement aux transports en commun, aux véhicules d'urgence, aux taxis, aux livreurs, qui rouleront au pas en dehors des grands axes. Un monde où les parents qui ont trois jeunes enfants et seulement deux mains n'auront plus peur.

J'espère vraiment que je le verrai un jour.


PS : Un article de Rue 89 qui parle à peu près du même sujet, ici.

5 commentaires:

  1. Ton dernier paragraphe me parle tellement ! J'allais et venais seule dès 6 ans (j'en ai aujourd'hui 45) et jamais je n'ai eu peur des voitures, la rue me semblait un lieu sécurisé et partagé - d'ailleurs, ma grand-mère et ses voisins s'y installaient dès le soir venu, l'été, chacun devant sa porte, et ils discutaient jusqu'à la nuit tombée. Et puis la télé est arrivée. Et puis les voitures se sont emparées de la rue... Maintenant, je laisse mes enfants aller seuls à l'école seulement en CM2, parce que j'habite en centre-ville, et que la circulation y est démente !

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  2. Ficelle for ever9 mai 2016 à 09:43

    Ils me font frémir, ces gamins!l'ambulance (non, elle ne roulera pas au pas) et le taxi et le camion du livreur et le bus et le camion poubelle et le camion pompier sont aussi dangereux pour un gamin qui trébuche et tombe du trottoir que la voiture d'un particulier. (Moi je rêve d'un monde sans camion poubelle car on aurait si peu de poubelle qu'une charette à cheval par semaine suffirait.) Je pense que ce n'était pas "mieux avant", "avant", il n'y avait pas de pédibus,aucune consigne de sécurité routière,c'était l'ère de la voiture machiste (je roule vite, j'ai un gros kiki!),et on allait quand même à l'école tout seul à pied, je crois que c'est notre attitude qui a changé...Ton angoisse est naturelle, et tu as eu raison de houspiller le Filou pour lui faire prendre conscience du danger, que ce soit la voiture, le ravin, le fiacre, la rivière, le puits, la bouche d'égout ouverte, la fosse à chaux, ce qui est injuste, c'est que tu culpabilises de vouloir le protéger...et puis si tu veux mon avis, un des Things peut se faire très mal à tomber de son poteau sur le trottoir, et s'il tombe sur la tête? Ce n'est pas inutile de lui crier de ne pas faire le fou partout, voiture ou pas voiture. Je ne veux pas faire de racisme anti-parisien, heu de lobbying régional, mais à t'entendre, on dirait que la vie dans une ville de province plus apaisée t'irait bien, non?

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    1. Je ne suis pas d'accord. Du tout ! Bien sûr qu'on peut se faire renverser par un livreur ou un taxi, mais outre qu'ils devraient rouler tout doucement en dehors de quelques grands axes, il y en aurait beaucoup, beaucoup, beaucoup moins. Tu préfères te promener dans une jungle avec trois mille tigres féroces ou avec trois tigres pacifiques ?

      Ce n'était pas mieux avant ? Du point de vue de la mortalité routière, si. Bien sûr, il faut remonter à assez loin ! Mais Du temps où ma grand-mère était petite, je t'assure que c'était mieux... Et on veut parler des hypermarchés et de la disparition des commerces de proximité, ou des maladies respiratoires, ou de la mort du réseau de chemin de fer, ou d'obésité ? La voiture ne se "contente" pas de tuer des milliers de gens chaque année ; elle a d'autres conséquences néfastes.

      Et si j'interdis à mes gamins de grimper sur un poteau de trente centimètres de haut, autant les attacher ! Je ne veux pas vivre dans la peur, oui ils peuvent se faire mal en tombant, mais il faut qu'ils puissent vivre. Ce qui n'est pas normal, c'est que la rue n'est plus un endroit où on peut vivre. C'est devenu un endroit fait exclusivement pour circuler.

      Une ville de province ? Une de celles, très rares, dont le centre-ville est piéton, alors ? Parce qu'en province, comme en banlieue, la philosophie du "tout-voiture" est souvent poussée à l’extrême... Quel foyer n'a pas de voiture, dans une ville de taille moyenne ? Non merci.

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    2. Ficelle for ever9 mai 2016 à 11:41

      Du temps où ta Grand'mère était petite, on acceptait qu'un gamin fasse deux kilomètres à pied pour se rendre à l'école ou chez un ami, et mange du pain beurré pour le goûter. Maintenant, si on ne trimballe pas ces petits Princes en belle bagnole sur 400m pour aller au MacDo (c'est du vécu!!!), on passe pour des tortionnaires (nan mais faut que j'marche TOUTE la rue, c'est trop le seum!!!). Et puis acheter des trucs qui ont poussé dans la terre, et des trucs même pas c'est de la marque, non mais allo quoi!
      Je suis POUR le tram et surtout les TRAINS à la campagne (suppression des petites gares pas assez "rentables"= dépendance des jeunes et des vieux envers quelqu'un qui conduit!. Tu prêches une convaincue, mais respire, envoie des ondes positives.

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  3. Bonjour,
    ici, même les trottoirs sont dangereux car les cyclistes y roulent à toute allure en injuriant le piéton qui ne se pousse pas assez vite !
    Ayant habitée dans un lotissement en banlieue, il y a longtemps, mes ainés ont pu aller seuls à l'école dès le cp, jouer dans les champs en ayant seulement une heure de retour.
    Puis déménagement à Nantes où il a fallu faire plus attention, la 3° n'est allée seule à l'école qu'à partir du CM; mais les grands prenaient seuls le tram pour se rendre au collège.
    A Strasbourg, la circulation est importante, il faut toujours faire attention aussi bien pour traverser que pour faire du vélo.
    Les genoux de ma grande en gardent des cicatrices. Elle a même passé un examen à l'université bien amochée de s'être fait renversée par un cycliste roulant trop vite et à contre-sens sur la piste cyclable.
    Donc, je vous comprends, oh combien !

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