mardi 3 juin 2014

Deux minutes de la vie d'une traductrice


Je relis le chapitre que j'ai traduit hier. Quelqu'un regarde par la fenêtre.

La pluie avait commencé à tomber, peignant de gris le monde au-dehors.

Bof, c'est pas terrible, ce "peignant".  On pourrait croire que c'est le verbe "peigner".

... repeignant de gris le monde au-dehors.

C'est légèrement mieux. Mais on doit pouvoir trouver mieux que "monde au-dehors".

... repeignant de gris le monde extérieur.

Mmm. Toujours pas convaincue. Et si je changeais l'ordre des mots ?

... repeignant le monde extérieur de gris.

Décidément, je n'aime pas ce verbe "peindre", même transformé en "repeindre". On va essayer autre chose.

... teintant le monde extérieur de gris.

Je ne serais pas en train de confondre "teinter" et "teindre", moi ? D'après le dico, on peut dire les deux, mais pour le ciel, "teindre" est plus utilisé.

... teignant le monde extérieur de gris.

En fait je préférais quand le complément d'objet était à la fin.

... teignant de gris le monde extérieur.

Et si j'essayais d'éviter ce participe présent ? On en met toujours trop.

... et avait teint de gris le monde extérieur.

Non, je n'aime pas beaucoup ces deux plus-que-parfaits qui se suivent. On va s'en tenir au participe présent pour le deuxième verbe. Ce qui nous donne donc :

La pluie avait commencé à tomber, teignant de gris le monde extérieur.

Mouais. Mettons. J'y reviendrai sans doute.
(La pluie s'était mise à tomber ?)

...

Contrairement à ce que croient les enfants, être traducteur, ce n'est pas remplacer un mot dans une langue par le même mot dans une autre langue. C'est se poser ce genre de questions. Deux cent fois par jour.

8 commentaires:

  1. Moi dont le défaut est l'indécision, et ma cryptonite l'embarras du choix, j'aurais encore du mal à être traducteur (ça et la grammaire avancée) (et les "ça").

    En fait tout ça dépend de si on aspire à la meilleur traduction possible. Heureusement les commanditaires comprennent que la traduction est un travail de l'esprit, et pour cette raison il faut laisser du temps et payer raisonnablement les traducteurs, afin qu'ils soient motivés à faire ce qu'ils font alors naturellement : travailler à la meilleur traduction possible.

    Toutefois, une fois de temps en temps, ça doit être reposant de traduire des notices de calculette.

    Leili Anvar disait que pour traduire "la conférence des oiseaux" du persan, elle avait lu beaucoup de Victor Hugo. Cette lecture lui a permis de d’imprégner de sa prosodie, et aussi, j'imagine, pour avoir 2-3 expressions de rechange quand l'expression ou la métrique ne collaient pas. Comme il s'agit de poèmes mystiques, ils sont truffés de sous-entendus.

    RépondreSupprimer
  2. Comme si il y avait la quintessence du français dans Victor Hugo.
    Et ce doux paradoxe qu'il y a, quand on connait (trop) bien l'oeuvre à traduire, à progresser d'avantage sur la traduction en se concentrant sur un grand classique.

    RépondreSupprimer
  3. La traduction est cruelle avec nos méninges, en effet! Mais le pire à mes yeux, c'est quand on se pose 36 questions sur une expression comme celle-là, et qu'on en revient pourtant à la solution de départ après 30min de réflexion (si ce n'est pas largement plus) !
    (je ne sais pas si ça aide, mais moi je préfère le "monde au dehors"...)

    RépondreSupprimer
  4. Comme Juju, si je devais trouver une formulation, je n'en finirais plus. Le syndrome "Belle Marquise, d'amour mourir me font vos yeux beaux". Or, si j'ai bien suivi, dans ce métier, il n'y a pas que le bonheur de découvrir un bouquin inédit en français, il y a aussi des échéances à respecter...

    RépondreSupprimer
  5. Traduction prémonitoire ?
    Essaye donc de traduire : demain le soleil recommencerait à briller, illuminant le monde extérieur…

    RépondreSupprimer
  6. Je viens de réaliser que, pendant au moins 35 ans, une partie de mon travail d'éditrice dans le domaine scolaire a consisté à traduire du français au français. Réécrire une phrase bancale (ou grammaticalement ou syntaxiquement incorrecte), réécrire un paragraphe de façon à le réduire légèrement pour qu'il rentre dans la colonne, rédiger autrement une consigne d'exercice parce qu'il m'a fallu le corrigé dudit exercice pour comprendre ce qu'il fallait faire... Et, parfois, après avoir manipulé les mots dans tous les sens pendant un looong moment, m'apercevoir que, si je n'arrive pas à une rédaction correcte c'est que le raisonnement ne tient pas, l'idée est fausse ou l'exercice trop difficile et tout supprimer d'un trait.
    Ce qui, bien évidemment, n'est pas possible dans le domaine littéraire !

    RépondreSupprimer
  7. J'étudie la traduction technique et je me pose le même genre de questions.. Quelque part, c'est rassurant de savoir qu'on n'est pas la seule... De l'autre, je me demande si, une fois sur le marché du travail, j'arriverai à respecter les délais et à vivre de ce métier... En tout cas, je suis très contente d'être tombée sur ce blog par hasard (via penseesbycaro) ! =)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Heureusement qu'on ne se pose pas de questions pour TOUTES les phrases, sinon on ne respecterait jamais les délais, en effet !
      (À part ça, bienvenue !)

      Supprimer