mercredi 4 novembre 2015

Ma grand-mère maternelle

Quand j'avais cinq ans, j'avais deux grands-mères, deux grands-pères, et deux arrières-grands-mères.
Et puis, bien sûr, ils ont commencé à partir. D'abord les deux arrières-grands-mères. Puis les grands-pères. Il y a cinq ans, j'ai perdu ma grand-mère paternelle, que je porterai toujours dans mon cœur. Il ne me restait plus que ma grand-mère maternelle.

C'était une femme énergique, cultivée, farouchement indépendante, que j'ai toujours beaucoup admirée. Je ne vais pas faire son portrait ici. Mais je me souviens...

Je me souviens qu'il y avait toujours des fleurs, chez elle. Et un chat, toujours trop gâté, toujours de bonne race, toujours avec un nom latin ou grec. Et des pots de miel qu'elle me donnait à chaque visite parce qu'elle avait retenu que je faisais du pain d'épices avec. Et des livres, partout, dans tous les coins.

Je me souviens que tout le monde disait que c'était une excellente professeure, de français et lettres classiques. Je me souviens que quand j'étais arrivée à la fin de la première, elle avait été nommée pour faire passer le bac de français dans le lycée où je le passais moi-même. Je n'étais pas tombée sur elle à l'oral (et heureusement, parce que tout le monde aurait pu la soupçonner de complaisance, alors que ce n'était vraiment pas son genre ; ma mère qui l'a eue comme prof peut en témoigner). Je me souviens qu'à la fin de mon oral, j'étais sortie dans le couloir juste au moment où elle sortait elle-même d'une autre salle pour appeler l'élève suivant, et que je lui avais fait un clin d’œil discret et que j'avais levé le pouce pour lui faire comprendre que ça c'était très bien passé. Elle m'avait répondu par un grand sourire.

Je me souviens que c'était elle qui était allée chercher mes résultats du bac, et que quand on lui avait annoncé mes notes et qu'elle s'était rengorgée, on lui avait dit "Ah, c'est sûr que ça doit faire plaisir à une mère", ce qui avait doublé sa fierté. Elle avait l'air si jeune, à l'époque.

Je me souviens qu'il y a trois semaines, à l'hôpital, je lui avais lu une nouvelle de Maupassant qu'elle ne connaissait pas. Elle regrettait tellement de ne plus pouvoir lire, plus encore que de ne plus pouvoir marcher. Je me souviens que j'en avais profité pour vanter les mérite de ces liseuses qui permettent d'emporter tous les contes et les nouvelles de Maupassant sur soi en permanence.

Je me souviens qu'un jour, je l'avais rencontrée dans la rue à Milan. Oui, en Italie. Par pur hasard. C'était la première fois que je mettais les pieds dans cette ville, et j'ignorais qu'elle y était en vacances elle-même. Je voyageais avec une amie, elle aussi. Elles sortaient d'une église que nous étions sur le point d'aller visiter. Probablement la coïncidence la plus incroyable que j'aie jamais vécu.

Je me souviens que pour ses 80 ans, j'avais passé des heures sur Internet à faire un album photo, et puis de nouveau des heures sur un autre site, avec forcément une mise en page différente, pour être certaine qu'au moins l'un des deux albums arrive à temps, parce que je m'y étais prise un peu tard. Je me souviens qu'elle avait ri en voyant certaines photos que nous avions collectées chez ses proches, amies, cousines, etc.

Je me souviens que quand j'étais adolescente, deux années de suite, à Pâques, j'avais passé des vacances avec elle et avec ma cousine germaine de neuf ans ma cadette, alors que ce n'était vraiment pas une combinaison habituelle. Je me souviens que nous avions beaucoup ri en chantant des chansons idiotes, que nous avions visité une villa romaine en ruine avec un plan à la main en faisant un gros effort d'imagination, que nous avions passé plusieurs soirées à jouer au Nain Jaune, que nous avions mangé des croustades aux pommes.

Je me souviens qu'un jour, je l'avais appelée, désespérée, au milieu d'une traduction, parce que le correcteur orthographique refusait "infranctuosité" sans rien me proposer d'autre à la place, et que je ne trouvais pas le mot dans le dictionnaire. C'était elle qui m'avait donné la bonne orthographe, "anfractuosité", et qui m'avait expliqué son étymologie par la même occasion, pour que je ne l'oublie plus jamais.

Je me souviens de beaucoup d'autres choses encore, et je ne les oublierai pas. C'était vraiment une femme "épatante", pour reprendre un terme un peu désuet qu'elle utilisait souvent.

Elle s'est éteinte ce matin, après de trop longues années de souffrance, juste avant de devenir arrière-grand-mère pour la cinquième fois. J'espère qu'elle est déjà dans ce paradis auquel elle croyait plus ou moins, qu'elle a recouvré la vue, et qu'elle s'est plongée illico dans un bon bouquin.

19 commentaires:

  1. Condoléances. Sabine

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  2. Toutes mes pensées t'accompagnent Fofo... Je pense bien à toi dans ces moments difficiles...

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  3. Une chaleureuse pensée pour ta grand mère et pour toi.

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  4. Quel bel hommage, Fofo ! Et cette coïncidence devant l'église milanaise, c'est incroyable.
    Anfractuosités... Je penserai à toi, désormais, si je "croise" ce mot au détour d'une traduction.

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    1. Quel bel hommage, Fofo ! Et cette coïncidence devant l'église milanaise, c'est incroyable.
      Anfractuosités... Je penserai à toi, désormais, si je "croise" ce mot au détour d'une traduction.
      Toutes mes affectueuses pensées en ces moments difficiles.

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  5. Quel joli texte!
    Je vous envoie mes plus douces pensées.

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  6. Plein de courage, Fofo, et toutes mes condoléances.

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  7. Se souvenir avec tendresse, c'est ce qu'il y a de mieux. Plein de pensées chaleureuses à toi, de la part de quelqu'un qui a encore deux grands-mères, vraisemblablement plus pour très longtemps, mais qui se souviendra aussi.
    Bises

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  8. C'est très beau. Se remémorer les bons moments permet de glisser quelques sourires dans de tristes moments.
    J'ai moi aussi la chance d'avoir encore mes deux grands-mères, et j'essayerai de m'inspirer de toi lorsqu'elles s'en iront.
    Je t'embrasse.

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  9. Depuis qu'elle est morte il y a cinq ans, quand je pense à mon adorée grand-mère paternelle, c'est généralement sans tristesse. Bien plus souvent en souriant. Elle me manque, bien sûr, mais j'ai l'impression d'avoir eu tellement de chance de l'avoir connue, et d'avoir si longtemps profité de sa présence.
    Maintenant, elles seront toutes les deux dans mon cœur, à me faire sourire quand je me rappellerai ce qu'elles disaient et faisaient.

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    1. Ficelle for Ever7 novembre 2015 à 19:35

      Quand je me souviens de la Nonna, c'est assise dans un fauteuil en plastique entre le carré d'aromatiques et ses rosiers, en train de prendre l'air du soir. Et je me dis que pouvoir vieillir dans sa maison entre les arômes de sauge et de roses est une chance que je me souhaite.

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  10. Merci Fofo pour ce bel hommage! Et tu te souviens quand elle t emmenait au zoo et que tu voulais manger le pain dur réserve aux animaux tellement t étais vorace? Tata

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    1. Ficelle for ever6 novembre 2015 à 10:08

      Tiens, cette anecdote ne tombera pas dans l'oreille d'un sourd...

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  11. Ficelle for ever6 novembre 2015 à 10:17

    C'est sur terre qu'on amasse des trésors dont on profitera au ciel, non?
    Si on accumule les découvertes, les passions, les lectures, c'est pour les retrouver ailleurs, on reste toujours le même. Evidemment qu'elle doit s'être plongée dans un bouquin.

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  12. Je suis très ému, Fofo, à la lecture de ton texte. L'une des dernières fois que j'ai pu parler avec elle, je lui ai dit "Il n'y a plus que toi et Jean d'Ormesson pour dire "c'est épatant" ! Elle avait ri, et elle m'avait répondu que tu lui avais dit à peu près la même chose.
    Jacques

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  13. Fofo, pour avoir perdu mon grand-père adoré à l'âge de 16 ans, je sais ce que tu ressens. Je pense fort à toi. Vous avez partagé tellement, a priori... quel trésor!

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    1. Ficelle for Ever7 novembre 2015 à 19:38

      Moi aussi j'ai perdu mon seul grand-père à 16 ans, c'était trop tôt, car j'aurais bien aimé pouvoir continuer à parler avec lui en étant plus adulte.

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  14. Je pense souvent à mes grands-mères. Deux femmes à l'opposé l'une de l'autre mais qui ont fait de moi celle que je suis aujourd'hui.
    L'une m'a appris la cuisine et l'autre son goût des livres et des musées.
    Toutes mes condoléances.

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  15. De très beaux souvenirs à chérir...
    Mes pensées et des bisous pour toute la famille !

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